jeudi 29 juin 2017

Semeur d’espérance

À la veille des séminaires d’été de l’École occidentale de méditation, je ne résiste pas à la joie de vous dire quelques mots du Semeur de Van Gogh, qui nous est venu d’Amsterdam au Musée d’Orsay pendant plusieurs mois.

Un séminaire, c’est au sens propre du mot, que l’on doit arracher à la connotation un peu snob que notre monde a fini par lui imprimer, un lieu où l’on sème quelque chose, autrement dit, où l’on confie la semence à des forces qui ne nous appartiennent pas, et sans assurance que leur pouvoir l’amènera à éclosion. 

Tel est, dans son humble sainteté Le semeur de Van Gogh. Dos au soleil couchant et auréolé de sa lumière, il jette de sa grosse main droite, agrandie de la générosité de son geste ample, les germes qu’il remet à la terre, qui œuvrera ensuite pour lui. C’est le soir, le champ qu’il ensemence est brun, et celui qu’il avoisine est bleu, presque violet, le ciel est vert comme la vie, et un arbre, à peine déjà agrémenté de quelques feuilles ou de quelques fleurs, laisse échapper une fine brindille, qui semble se nourrir de la lumière du soleil rayonnant qui inonde le tableau. La brindille semble sertie dans le soleil et s’en abreuver comme à une source. L’arbre sépare en deux parties inégales le tableau, et à droite du tronc, on voit, ou plutôt on devine, au loin, toutes petites, des maisons qui doivent héberger d’autres hommes et desquelles, peut-être, est venu le semeur.

Ensemençant le champ, le paysan œuvre pour d’autres dont on aperçoit la présence dans la vaste campagne. Le visage du semeur n’est pas identifiable sous sa casquette de paysan, et il est tourné vers sa main. Il est davantage main que visage, tout entier absorbé par sa mission essentielle de cultivateur : L’homme nourricier confie les graines du pain à venir à la terre nourricière. La lumière est radieuse avant que la terre ne s’abandonne à la nuit. On ne voit pas les pieds du semeur, mais on sait qu’il avance, penché en avant, tenant de la main gauche le sac d’où il tire le grain, et de la droite le lançant à la volée de telle façon qu’on en perçoit la trace, un moment dessinée dans la lumière du soir. Le grain est confié à l’obscur de la terre, et bientôt, à l’obscur de la nuit.

Ce tableau fait partie de ceux qui disent en toute simplicité, la vérité de l’habitation de la terre par l’homme. Bien sûr, on objectera que tous les hommes ne sont pas paysans, et que de plus, ceux qui le sont encore ne le sont plus de cette manière. Aujourd’hui, de grosses machines ensemencent des milliers d’hectares en quelques heures, et les terres sont bien souvent inondées d’engrais destinés à ce que les récoltent soient plus prolifiques : comme à nous, on en demande toujours plus à la terre. À strictement parler, il n’y a plus de semeur. 

Pourtant, ce n’est pas un plaisir nostalgique qui nous touche et nous concerne à travers ce tableau. Évidemment, quelque chose nous étreint le cœur du fait que, même si l’on soupçonne la dureté du travail de la terre, on devine que quelque chose du sens de l’habitation pourrait bien, désormais, être perdu : la capacité de s’en remettre à la terre, mais aussi à quoi que ce soit d’autre qu’à soi-même.
Or, si ce tableau me touche, c’est qu’il me parle de cette aptitude à faire tout ce qu’on a à faire, mais pas davantage, à voir que nous sommes portés, que les fruits de notre travail ne dépendent plus de nous, après que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, lequel pouvoir se limite bien souvent à lâcher, comme le semeur, des grains d’espérance qui viendront peut-être à éclosion sans autre intervention de notre part. Après ce travail, les choses travaillent sans nous. Ce tableau nous parle de la possibilité de ne pas tout vérifier ! Ou plutôt de la possibilité de ne pas chercher à tout vérifier, puisque nous nous épuisons fatalement en vain, lorsque nous entreprenons de vérifier les conséquences de nos actions. 

Le semeur ne se retourne pas. Il avance et laisse derrière lui la terre œuvrer pour lui. Mais pas seulement, ni même principalement pour lui. Il y a dans son geste toute l’incertitude de l’espérance. Sans doute ce semeur marche-t-il comme Van Gogh qui continua à avancer sans la moindre assurance (lui qui ne vendit qu’un seul tableau !) non pas du « succès », car si cela avait été son « objectif », il aurait choisi une manière de peindre plus conventionnelle, mais tout simplement de la destination de ses propres recherches. Car il partit à l’aventure sans la moindre assurance d’une quelconque reconnaissance, et sans savoir où le mènerait son expérience. 

Pourtant, il ne faut surtout pas réduire Le semeur à l’expression plaintive d’un poète qui se sentirait maudit, même s’il fit aussi cette expérience-là. Non, le tableau n’est pas plaintif, il est somptueux ! Somptueux comme l’action juste qui avance sans se retourner pour vérifier l’effet qu’elle produit.
Bref, vous l’aurez compris, le tableau de Van Gogh nous parle de ce à quoi nous convie la méditation, mais aussi probablement le bouddhisme ! N’oublions pas d’ailleurs que Van Gogh fut un grand admirateur de la peinture japonaise. Dans Le semeur, cette influence-là n’est pas absente. Le Bouddha prenait la terre à témoin et la méditation nous invite à nous poser, entre ciel et terre, à ne rien faire et, ce faisant, à retrouver le sens de l’acte juste. 

Puisse Van Gogh, à la veille de cet été riche en séminaires divers, nous guider sur la voie d’espérance, c’est-à-dire d’incertitude, qui seule peut ouvrir des possibles insoupçonnables par avance. Retrouvons nous cet été, sans nous demander ce qui pourra bien advenir de nos rencontres ! L’existence de ces rencontres est déjà en elle-même un fruit inestimable et qui aurait été inimaginable voici quelques années. 

Danielle Moyse
Chennevières

mercredi 28 juin 2017

Danser avec les situations

József Trefeli et Gábor Varga ©Institut Hongrois de Paris.
Dans la méditation, regarder notre expérience c’est l’accueillir et donc accueillir la vérité de ce qui arrive. 

Sans être certain auparavant de ce qui se présentera. Et c’est cela qui fait de la vie une aventure, de chaque jour une aventure, de chaque moment une aventure. 

Quoique nous fassions « chaque heure est un nouveau chapitre, une nouvelle page de notre vie » écrit Thich Nhat Hanh dans La Terre est ma demeure.

Alors, pourquoi ne pas  choisir de danser avec les situations ?

Voilà qui serait notre véritable force, basée sur l'ouverture plutôt que sur une volonté forcenée de vouloir tout prévoir.

Quand nous méditons, nous nous autorisons à être, sans nous agripper aux repères que notre esprit construit constamment. 
Nous apprenons à danser dans une belle et saine immobilité.  
Nous apprenons à rester joyeusement au cœur de l'incertitude.

Et nous découvrons alors une telle santé, une telle intégrité dans notre vie, naturellement, sans rien faire ou plutôt... en ne faisant rien, c’est-à-dire en méditant. De là naît une confiance nouvelle, disponible à chaque instant, pour peu qu'on y fasse attention.

Marie-Laurence Cattoire
Paris

lundi 26 juin 2017

Dimanche soir

Dimanche soir. Comme tous les dimanche en général je suis dans le train, direction Paris. Ma maison en Ardèche est déjà bien loin. C’est là où je passe mes week-ends, en famille, loin de la vie parisienne.

Comme tous les week-ends, l’un des moments que j’aime c’est la ballade à vélo. Je peux partir sur les chemins avec mon VTT dans la forêt toute proche sans rencontrer âme qui vive.
Cela fait maintenant quatorze ans que j’habite cette maison et que j’ai ce rendez-vous avec la nature que je manque rarement, même au plus fort de l’hiver ou en période de canicule comme aujourd’hui. Ce n’est pourtant pas un moment idyllique ; c’est une région montagneuse et la pente est parfois très raide ; c’est une vraie épreuve sportive, presque un combat par moment. Il y a des passages rocailleux difficiles, des chemins non entretenus avec des herbes hautes, des ronces, des orties. Il m’arrive de faire des chutes. 

Je ne dirais pas non plus que je suis pleinement présent à chaque instant à cette nature qui m’entoure. Par moment j’oublie que je suis sur mon vélo dans la forêt et mes  difficultés du moment ressurgissent. Comme sur le coussin de méditation je peux me retrouver en train de penser au boulot ou à d’autres problèmes. Comme sur le coussin je suis rappelé à la réalité. C’est mon vélo, le chemin ou la forêt qui me disent « Bonjour !» quand je suis ailleurs. 

Il me semble parfois aussi sentir comme tout l’environnement est bienveillant, comme la nature sauvage se rappelle doucement à moi lorsque je suis perdu dans mes pensées, comme la beauté des paysages déteint sur mon esprit.

Au fond la raison pour laquelle je ne manquerais pas ce rendez-vous hebdomadaire est que ce périple à travers les chemins ardéchois me transforme sans que je sache comment. C’est la même impression que me donne la pratique de la méditation ; je m’assois sur le coussin,  quelque chose se transforme, hors de ma volonté, indépendamment de mes efforts.

Le week-end est terminé, au revoir l’Ardèche, bonjour Paris !

Xavier Ripoche
Paris

samedi 24 juin 2017

"S’accorder au rythme de la vie"

Impression V - Kandinsky
C’est pleine de joie que je reviens du stage Confiance enseigné avec tendresse et courage par Marie-Laurence Cattoire et Yves Dallavalle.

Parmi les trésors offerts avec tant de générosité pendant ces journées riches et intenses,  quelques perles vont briller encore longtemps. 

L’une d’entre elle brille en ce moment d’un éclat plus soutenu, elle parle du rythme de la vie

« S’accorder au rythme de la vie" est une phrase déjà entendue, une de ces phrases qu’on aime bien garder dans son coffre à trésors où ses mots évocateurs ouvrent sur une promesse. 

Qu’est-ce au juste, le rythme de la vie ?  

Avec précision et acuité, Marie-Laurence a donné de la chair à cette phrase un peu nébuleuse quand on reste dans la fascination qu’elle exerce, fascination pour un rythme qu’on imagine celui de la ronde des sphères célestes, rêvé et gardé par paresse dans une confortable inaccessibilité. 

En réalité, « S’accorder au rythme de la vie » c’est beau et simple comme bonjour. C’est juste coïncider exactement, précisément,  avec ce qui se passe à chaque instant, coïncider avec chacune des manifestations de la vie ici maintenant, sans le moindre écart. Danse rapprochée. Un avion  passe, un avion passe. Un rais de soleil, un rais de soleil. Une douleur, une douleur. Une inquiétude, une inquiétude. Un serrement de coeur, un serrement de coeur. 

Coïncider exactement avec le ballet des multiples manifestations de la vie, suivre leur apparition et leur disparition, leur durée ou leur soudaineté, leur densité ou leur légèreté,  la façon dont elles se répondent ou s’entrechoquent, leur intensité ou leur ténuité. Grâce à notre corps ouvert sur le monde par tous nos sens,  nous sommes déjà accordés au rythme de la vie, nous sommes déjà dans la danse. La méditation nous offre le luxe de nous laisser porter par le mouvement de cette danse et d’apprécier ces moments où « s’accorder au rythme de la vie » prennent chair et deviennent réalité.

Merci Marie-Laurence de nous avoir montré ce beau chemin de la confiance !

Dominique Sauthier
Genève

mercredi 14 juin 2017

Perdre le contrôle, c’est faire de la place pour l’imprévu.

« Oser, c’est perdre pied momentanément. Ne pas oser, c’est se perdre soi-même » écrit Søren Kierkegaard.


Cette citation m’a rappelé la pratique au détour d’un livre.

S’asseoir sur un coussin de méditation nous fait perdre nos points de repères en mettant un coup d’arrêt à notre mouvement habituel. Silence, immobilité et… mille choses arrivent: pensées, émotions, sensations, un peu comme ces manèges de chevaux de bois qui donnent le tournis à force de les regarder. 

Il n’y a rien de prévisible, de réglable, de gérable, c’est cela aussi oser perdre pied: reconnaître avec courage qu’au fond il n’y a rien à contrôler. Il peut y avoir une sensation d’angoisse et de peur qui surgit car contrôler donne l’illusion d’être le maître du monde, de son monde, et cela rassure. 

Mais ce n’est qu’une illusion. 

Si, en nous posant pour méditer, nous osons traverser cette illusion, nous constatons que le monde ne s’effondre pas pour autant. 

Perdre le contrôle, c’est faire de la place pour l’imprévu.

Ainsi, nous faire le cadeau de perdre pied momentanément, c’est laisser le terrain libre pour de nouveaux agencements, de nouveaux possibles. Et c’est aussi découvrir que nous sommes infiniment plus que ce que nous n’osions même le penser.

Marine Manouvrier
Bruxelles

lundi 12 juin 2017

L'étude et l'attention


Depuis trois ans, j’étudie la littérature française et l’histoire à l’université. 

En ce moment, je suis en pleine révision, une dizaine d’examens m’attendent. 


Je ne compte plus les heures passées devant mes notes de cours, les livres et les classeurs... 

Parfois, entre le stress devant tout ce qu’il y a à faire, la peur d’échouer, la difficulté à se concentrer face à des sujets moins « intéressants » que d’autres, je suis sens dessus-dessous. 

Aujourd’hui, en relisant mes notes de séminaire, je suis tombé sur cette citation de Simone Weil qu’avait donné un jour Fabrice Midal
« Il faut étudier sans aucun désir d'obtenir de bonnes notes, de réussir aux examens, d'obtenir aucun résultat scolaire, sans aucun égard aux goûts ni aux aptitudes naturelles, en s'appliquant pareillement à tous les exercices, dans la pensée qu'ils servent tous à former cette attention qui est la substance de la prière. » *
Je trouve ce passage magnifique et c’est fou comme il tombe à pic. 
Lire cette citation m’a redonné du courage, a fait éclater la boule d’angoisse qui me serrait le ventre et m’a tout simplement aidé à me foutre la paix pour mieux me remettre au travail...

Allez hop, c’est reparti !

Guillaume Vianin
Neuchâtel
 

*Simone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1966, livre de vie N° 129

samedi 10 juin 2017

Prendre soin de ses blessures

Nous avons tous très peur d’avoir mal, d’avoir trop mal, ou d’être trop inquiet, trop triste, trop seul, trop stressé… Nous avons parfois si peur que nous ne rencontrons aucunement ce qui nous arrive. Nous faisons tout pour l’éviter, pour nous éloigner de ces douleurs ou de ces peines, pour les noyer…
Premier réflexe : fuir devant la peine…

Avec l’entrainement que nous offre la méditation, nous apprenons à devenir un peu plus courageux : la méditation nous invite à accueillir ce qui est, comme c’est, sans bouger, sans chercher à faire quoi que ce soit, mais en regardant avec précision et douceur.

Alors au lieu de rester juste dans un inconfort flou, une douleur irréelle, une inquiétude sourde parfois même pas nommée, nous apprenons à entrer en relation avec nos peurs, nos incertitudes, nos malheurs. Et du fait même de les reconnaître nous pouvons commencer à en prendre soin, à les accueillir au lieu de les fuir, à les bercer au lieu de les ignorer. Car ignorer ce qui nous arrive ne marche jamais ! Nous sommes toujours rattrapés par la réalité.
Refuser le réel est toxique.
Il n’y a qu‘un seul héroïsme au monde : c’est de voir le monde tel qu’il est, et de l’aimer.
écrit Romain Rolland

Transformer les flèches en fleurs


En approchant avec délicatesse et curiosité de ces blessures qui nous transpercent parfois comme des flèches, nous leur permettons de se transformer, de se métamorphoser. Elles peuvent devenir l’occasion d’un travail plus fin et plus précis avec la vie.

Par exemple, quand on connaît une forme de tristesse qui nous assaille régulièrement, ou une inquiétude ordinaire qui nous gâche la vie si facilement, on peut lui dire bonjour, passer un moment avec elle, comme si l’on s’asseyait auprès d’un enfant malade ou en colère. 

Bonjour tristesse, bonjour colère, je te connais, je te reconnais… quel goût as-tu aujourd’hui ? Le même qu’hier ? Comment es-tu arrivée jusqu’ici ? Comment peut-on vivre ensemble là maintenant ?
Au lieu de résister à la douleur émotionnelle, nous sommes capable de dire oui à notre expérience.

Dans son livre L’acceptation radicale, Tara Brach décrit son expérience durant une séance de méditation où elle est invitée à regarder sa souffrance : 
«  Quand tout le monde a quitté la salle, les souvenirs ont fusé dans mon esprit… Je me suis détendue, le cœur et l’esprit grand ouvert, remplie de tendresse à l’égard de tout ce qui me faisait mal et semblait tellement déréglé. Je réalisais que toutes les disputes que j’avais pu avoir avec la vie – de la plus anodine autocritique jusqu’aux hontes les plus angoissantes – m’avaient séparée de l’amour et de la présence qui sont ma vraie demeure.  »

En accueillant notre vulnérabilité, nous développons de la bienveillance. C’est parce que nous sommes blessés que nous pouvons aimer. « Être vulnérable n’est pas une erreur mais un cadeau, une chance. On ne peut pas entrer en amitié avec soi sans être touché et un peu triste   » enseigne Fabrice Midal dans le Cours en ligne sur la Bienveillance


Au-delà des peines et des satisfactions, la joie d’être vivant.


Alors on découvre qu’au-delà de nos peurs, de nos peines, il y a une force de vie.
À chaque fois que nous nous asseyons pour méditer, nous pouvons sentir la force de la vie, nous pouvons sentir que nous sommes entièrement vivant du sommet du crâne jusqu’au bout de nos orteils. Nous pouvons réaliser que toute notre vie est là, entièrement là, offerte à nous. Et cette force de vie est source de joie, d’une grande joie qui est au-delà des peines ou des satisfactions. 

Se réjouir d’être vivant, d’avoir un corps, de respirer, d’être au monde.
Se réjouir du présent, de la présence, d’être présent.

Récemment Fabrice Midal a enseigné sur ce thème : pourquoi devrions-nous absolument être malheureux quand les choses ne vont pas bien, et absolument heureux quand tout semble aller pour le mieux ? Est-ce vraiment si réel ? Ne sommes-nous pas plus libres et plus singuliers que cela ?

Je me souviens de quelqu’un de très proche qui, au décès de sa mère, pensait qu’il devait être malheureux. Alors il faisait un peu semblant mais au fond il n’était pas malheureux du tout ! Et pourtant il aimait sa mère !
Accueillir son expérience est bien différent qu’essayer d’être comme on pense qu’on devrait être, ou agir comme on pense qu’on devrait agir !

Cette grande joie que nous pouvons sentir dans la méditation – quand enfin on ne fait plus rien que d’être là, pleinement là – est l’espace d’un profond émerveillement et d’une profonde tendresse. Elle est aussi l'espace d'éclosion de notre expérience, qui est toujours propre et singulière à chacune, chacun.

Marie-Laurence Cattoire
Paris

jeudi 8 juin 2017

Rencontre

Dans le métro à Paris, mais ça pourrait être n’importe où, une jeune femme ivre morte se tient difficilement debout, accrochée à la barre. Elle tangue et menace à tout moment de s’effondrer.  

Le spectacle est difficilement soutenable, et soulève toutes sortes de sentiments pénibles. On aimerait faire quelque chose, aider.  On lui propose de s’asseoir, mais bien qu’elle ait l’air de ne plus s’appartenir, elle décline l’invitation, faisant comprendre que si elle s’asseyait, elle allait s’endormir et manquer son arrêt. 

Sortie du métro. Elle part devant moi, cherchant péniblement à enfiler la bretelle de son sac à dos. Je m’approche pour l’aider à ajuster cette bretelle, elle a un mouvement de recul, puis voyant que je n’avais pas l’intention de lui piquer son sac, elle se détend. Échange de regard, sourire, merci. Et elle repart. Je suis détendue, il n’y a plus de lourdeur. 

Quelque chose s’est passé. Nous nous sommes rencontrées au-delà de la situation, tout simplement, comme deux êtres humains. Ce qu’elle traverse lui appartient, ce que je vis m’appartient. Les aléas de nos existences n’ont aucune incidence sur le fait que nous sommes deux êtres humains et que nous pouvons nous rencontrer. 

Quand nous pratiquons, nous touchons au cœur de la présence et nous rencontrons cette partie de nous-mêmes qui demeure sauve quelles que soient les circonstances que nous vivons. Apprendre à la reconnaître, c’est se donner la possibilité de la reconnaître chez les autres et de se relier au-delà des apparences qui souvent nous égarent et nous maintiennent dans un douloureux sentiment d’impuissance.

Dominique Sauthier
Genève

mercredi 7 juin 2017

Les experts...

Les experts sont des personnes qui sont censées avoir acquis une longue expérience dans une profession ou un domaine particulier et qui ont de ce fait des connaissances approfondies pratiques ou théoriques.

Aujourd’hui il y a des experts sur tout. Dès que se produit une catastrophe on fait appel à eux pour expliquer le pourquoi et le comment de l’événement. On les entend tous les jours à la radio se prononcer sur tel ou tel problème. Ils nous rassurent en nous donnant l’impression qu’ils savent de quoi ils parlent, qu’ils ont compris la situation et qu’ils connaissent la solution. Ils nous laissent à penser que l’avenir peut être plus prévisible, plus assuré. 

Que ferions-nous sans eux ?

De fait lorsqu’on pratique la méditation on est l’antipode de l’expert. On ne sait rien d’avance, on ne cherche pas à comprendre un problème. On ne cherche pas à trouver une solution; on reste plutôt dans la question ouverte.

C’est là précisément la véritable expérience qui nous permet d’entrer pleinement au cœur d’une situation; une expérience chaque fois nouvelle, une expérience nue, déstabilisante parfois, qui n’a pas besoin pour être de bibliothèques de références passées ; une expérience qui ne comptabilise pas, ne capitalise pas, qui ne fait pas de nous des experts mais qui nous laisse la fraîcheur de ce que le maître zen Shunryu Susuki appelait « l’esprit du débutant ».

Xavier Ripoche
Paris

lundi 5 juin 2017

L'art de "se foutre la paix" d'Auguste Rodin

S’il est un artiste qui ne semble pas incarner l’invitation de Fabrice Midal à « se foutre la paix », c’est Auguste Rodin. Comment cet homme, qui ramenait tout à la question du travail, ne serait-il pas considéré comme l’antithèse de ce que propose Fabrice Midal dans son dernier livre et ses derniers séminaires ? Lorsqu’il guide des séances de méditation dans l’éclairage de son étonnante proposition, il commence en effet par cette phrase inactuelle : « Ne faites rien ! Absolument rien ! » 

Or, Rainer Maria Rilke, qui fut son secrétaire, témoigne du fait que Rodin saluait systématiquement tous ses visiteurs par la question suivante : « Avez-vous bien travaillé ? » « Car si l’on peut répondre oui à cette question, il n’y en a point d’autre à poser et l’on peut être rassuré : quiconque travaille est heureux » (R.-M. Rilke, « Auguste Rodin », Œuvres, I, Paris, Seuil). Par conséquent, rien de moins étranger, semble-t-il, à Rodin, que le désir de « se foutre la paix » ! D’un côté l’univers méditatif de Fabrice Midal, de l’autre, le monde tout de volonté arc-boutée, de Rodin. C’est du moins ce qu’une entente et une observation superficielles des indications du philosophe et de la création de l’artiste peuvent, à la faveur d’une profonde mécompréhension de l’un et de l’autre, laisser croire !

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Auguste Rodin illustre en réalité de façon parfaite et spectaculaire ce dont parle Fabrice Midal. Le phénomène est d’autant plus intéressant qu’il est propre à lever bon nombre de malentendus concernant le sens de sa proposition.
« Se foutre la paix n’est pas démissionner », précise Fabrice, pour commencer l’annexe qu’il a jugé bon d’ajouter à la nouvelle édition du livre d’abord paru en janvier 2017. « Ce n’est pas cesser de s’engager, de créer, de fournir des efforts. La confusion existe, je le sais. Elle est le fruit d’un aveuglement chevillé à la pensée occidentale : nous nous persuadons que nous ne devons surtout pas nous foutre la paix, sous peine de sombrer dans la passivité ou l’attentisme. Grave erreur ! » (F. Midal, Foutez-vous la paix ! Flammarion).

En effet, je soutiens ici que c’est parce que Rodin possédait une disposition réelle à se foutre la paix, qu’il pouvait manifester pareille ardeur au travail !

Il est vrai qu’une telle affirmation est d’autant moins évidente que Rilke notait encore que le sculpteur disposait « de réserves de forces incroyables », et que c’est à partir de cette ressource qu’il pouvait penser : « Quiconque travaille est heureux ». De là à en déduire que cette puissance excluait toute passivité, il n’y qu’un pas, et il suffit d’en faire un tout petit supplémentaire, pour juger que Rodin vivait dans un univers éloigné de la méditation, comme de l’intention de se « foutre la paix » ! D’autant que la suite du témoignage de Rilke peut encore renforcer cette impression : « Pour la nature simple et régulière de Rodin », écrit le poète, ramener toutes les dimensions de l’existence au travail était non seulement possible, mais nécessaire à son génie. Lequel lui permit ainsi de « se rendre maître du monde » ! Le contraste entre un philosophe qui revendique une forme de « droit à la paresse », comme le fit par provocation Paul Lafargue à la fin du XIXème siècle, et ce forçat de travail, qui produisit une œuvre monumentale, semble donc à son comble ! D’un côté le monde de ceux qui se la coulent douce, comme on dit familièrement, et de l’autre celui des travailleurs infatigables !
           
Pourtant, « se foutre la paix » n’est pas « se la couler douce ». La confusion nous empêche de comprendre la proposition de Fabrice Midal et le génie de Rodin.
           
Heureusement, Rilke nous donne une indication précieuse : « travailler pour Rodin, c’est travailler comme la nature travaille et non comme l’homme ». En d’autres termes, Rodin travaillait comme le fait inévitablement le bois,  ou comme mûrit le fruit, sans qu’ils aient aucunement « choisi » de le « faire ». De même, Rodin ne pouvait pas, ne pas travailler. Rilke écrit que « telle était sa destinée ». Il ne se rendit donc « maître du monde » qu’en se mettant, sans résistance, à l’écoute de la poussée irrépressible qui fit jaillir de ses mains d’innombrables sculptures ou dessins. C’est en cela seulement que le travail pouvait être une joie sans partage, un pur mouvement d’abandonnement à l’inspiration qui l’habitait. Il ne se rendit pas maître du monde par une volonté impériale, mais par l’aptitude à répondre à la vision qui s’imposait et lui permettait de passer, suivant ses propres termes, de la surface des choses à leur profondeur.
           
Sans doute penserez-vous, à la lecture des mots qui précèdent, que j’exagère ! Et que pareille puissance créatrice ne peut en réalité qu’être soutenue par une volonté de fer. Je réponds que la volonté n’a d’efficience qu’à la condition de s’ouvrir à plus haut que soi, et que, dans ce cas, on ne peut plus tout à fait parler de « volonté », du moins si l’on désigne par là, la décision d’une subjectivité omni-règnante.

En allant voir les diverses expositions qui sont consacrées en ce moment à Rodin à l’occasion du centenaire de sa mort, j’ai eu la confirmation de cette intuition : au Grand Palais, on est évidemment saisi par la puissance des statues ou des dessins de l’artiste et l’on se demande d’où elle tire son origine, jusqu’au moment où l’on reste interloqué par une de ses paroles, que les commissaires de l’exposition ont opportunément reproduites en lettres capitales, sur un des murs d’une des dernières salles. Voici ce que dit Rodin :

«  La force de mes dessins vient de ce que je n’y ai décidé de rien. Entre la nature et le papier, j’ai supprimé le talent. Je ne raisonne pas, je me laisse faire. »

           
« Je me laisse faire », c’est-à-dire, « je me fous la paix », et mon activité est d’autant efficace qu’elle est moins volontaire. C’est alors que le travail peut devenir jubilation permanente,  aptitude à se mettre au service de ce qui se donne et dont on n’est plus que l’humble instrument, ou mieux : la voie d’accomplissement !

La main de Dieu
qu’on peut voir également, comme à l’accoutumée, dans la maison de Rodin, dit bien quelque chose de ce sens là de la création : C’est au fond une méditation sur la création, qu’elle soit divine ou artistique. On y voit un couple, probablement Adam et Eve, dans la puissante main de leur « créateur ». Mais cette main n’est pas entièrement dégagée de la matière de laquelle elle émerge : le « fiat » divin surgit de cette matière qui le précède. Comme nous savons que Rodin présentait sciemment des statues, apparemment inachevées, comme des œuvres accomplies, nous pouvons en inférer que La main de Dieu, impressionnante en l’état, est finie. La main de Dieu se laisse donc porter par le mouvement d’une apparition qui, au fond, lui échappe. La création divine est simplement l’ouverture d’une main, elle même surgie de la matière. Quelque chose la soutient qui la rend possible. Elle n’est pas « ex-nihilo », comme dirait la théologie. Dieu n’est pas tout puissant. « Dieu » lui-même peut-être « se laisse-t-il faire » ! Peut-être que ce nous appelons si maladroitement « Dieu » n’est autre que le nom de l’impulsion de ce mouvement irrépressible d’éclosion, par lequel les choses viennent à être
             
En créant, Rodin ne « fait » rien d’autre que se relier à cette impulsion. J’ignore si l’on peut lui supposer des pratiques méditatives. Probablement n’est-ce pas le cas. Mais si cet homme pouvait « faire » autant, c’est parce qu’il avait l’aptitude à « se laisser faire », c’est-à-dire à renoncer à ce que tout vienne de lui, à se laisser porter, à se relier à cette source jaillissante qui nous rend d’autant plus actifs que nous n’en sommes pas les auteurs. Quelque chose à travers lui se faisait qui n’aurait pu apparaître et le guider s’il avait voulu le maîtriser.

Aussi, quand Rilke dit de lui qu’il se rendit « maître du monde », encore faut-il bien comprendre que ce dont il parle n’a rien à voir avec la « maîtrise » que met par exemple en scène Charlie Chaplin, lorsqu’il nous montre son « dictateur » jouant avec le globeterrestre, dont il veut faire son jouet. Non, en fait de maîtrise, cette volonté de contrôle détruit tout. La maîtrise, réelle mais limitée, dont fait preuve Rodin est pur accueil de ce qui se donne. C’est, effectivement, d’autant plus une maîtrise, qu’elle se laisse faire, et qu’elle peut donc participer à la monstration de la vérité des choses. Le beau pour Rodin, c’est en effet, la vérité du phénomène ou de la personne peinte ou sculptée. Il le dit, le proclame, laisse la force de cette association entre vérité et beauté, en testament à ses successeurs (A. Rodin, L’art, Grasset).

Or, on ne décide pas de la vérité d’une chose, on la dévoile. Pour cela, il faut se laisser faire, savoir se poser à l’endroit même où l’on « se fout la paix » ! Se foutre la paix, ce n’est pas être condamné à ne rien faire, c’est retrouver, Rodin en est la preuve, le sens de l’action juste, et même, de la puissance de l‘action. « Foutez-vous la paix » comme Rodin en fut capable, pour retrouver ce que vous avez à faire ! Pour faire, commencez par ne rien faire, par ne faire, « absolument » rien !

Danielle Moyse
Chennevières

dimanche 4 juin 2017

L’Orage

William Turner – Tempête de neige (1842)
J’aime quand l’orage gronde dehors et que je suis bien installé chez moi. 

Je peux contempler les tourments de la nature tout en me sentant parfaitement en sécurité. J’aime aussi les pluies torrentielles qui accompagnent parfois l’orage et qui balaient tout sur leur passage. Elles font place nette. Elles emportent avec elle les lourdeurs de l’été et permettent à l’atmosphère de retrouver un peu de légèreté.
 
Quand je pratique c’est souvent l’orage. Le tonnerre gronde, les éclairs passent. Un souci, une pensée obsédante, une peur irrationnelle et des angoisses, parfois de grosses angoisses. Et moi je suis assis, bien installé, et je contemple tout ça. 

Grâce au cadre que je me suis donné, je me sens en sécurité. Je tiens la posture. Je reste là, entre deux coups de gong.

Parfois – pas toujours – la pluie vient et tout s’en va avec elle. Elle emporte mes lourdeurs, quelles qu’elles soient, et me réaccorde avec la légèreté du mouvement simple de la vie en moi. Les angoisses passent, et l’atmosphère redevient un peu plus respirable.

Benjamin Couchot
Bois Colombes